La déconstruction de l’école publique : une tragédie en 5 actes

01. Juillet 2017

Article paru dans le "forum" du Tageblatt
présidente de la FGIL


La déconstruction de l’école publique :

une tragédie en 5 actes

Acte premier : Loi du 13 juin 2003 concernant les relations entre l’Etat et l’enseignement privé. Cette loi élaborée par la ministre Brasseur garantit aux écoles privées appliquant le programme de l’enseignement public une participation sur le coût par élève de 90% du coût calculé pour l’enseignement public. 


Acte deux : La participation aux évaluations PISA de l’OCDE qui fait apparaître l’école luxembourgeoise comme peu performante et très inégalitaire. Ne tenant pas compte de la situation linguistique spécifique et n’accordant aucune valeur aux performances des élèves dans les apprentissages de langues étrangères, elle constate que les élèves luxembourgeois sont moins performants en lecture, mathématiques et sciences à l’âge de 15 ans que la moyenne des élèves dans les pays de l’OCDE. Elle constate en outre que les élèves provenant de milieux sociaux défavorisés ou issus de l’immigration ont moins de chances de réussite.

Acte trois : La loi scolaire de 2009 qui abolit les prérogatives des communes sur les organisations scolaires et attribue aux écoles fondamentales un contingent de leçons, calculé sur un encadrement moyen de 16 élèves par classe, modulé légèrement selon un indice social par commune et qui réduit progressivement sur une période de dix ans le nombre d’enseignants travaillant directement avec les élèves.

Acte quatre : Création d’écoles fondamentales publiques à régime linguistique spécifique, comme les écoles fonctionnant sur le modèle des écoles européennes ou les classes internationales anglophones au niveau de l’enseignement fondamental du Lycée Michel Lucius. Désormais, la maîtrise de l’allemand et du français aux fins de servir de langues d’enseignement n’est plus requise. Ce qui aura certainement des influences sur les revendications des écoles privées offrant des filières comparables.

Acte cinq : La bureaucratisation croissante de l’école fondamentale publique à travers les plans de développement scolaire, la loi sur les directions de région, l’ouverture de différentes carrières spécialisées dans l’enseignement fondamental et la multitude de projets déposés actuellement à la Chambre des Députés destinés à compliquer le travail des enseignants en faisant apparaître la préparation et la tenue des cours comme secondaire par rapport à la multiplication des tâches administratives de documentation et de consultation. De plus en plus l’école publique sert à catégoriser les élèves en enfants à besoins spécifiques ou particuliers, voire à haut potentiel et à conseiller les parents sur l’entraînement nécessaire à consolider les apprentissages que ce soit via programmes informatiques ou cours complémentaires payants.

Les enseignants constatant de jour en jour les dégâts successifs ont du mal à comprendre le pourquoi de ces réformes absurdes. D’année en année des postes d’enseignants disparaissent à nombre d’élèves égal. Si de surcroît le nombre d’élèves diminue, l’organisation scolaire devient un casse-tête incroyable avec des regroupements de plus de 20 élèves pour certaines classes ou encore pour certains cours, afin de rentrer dans les chiffres du contingent. Des écoles qui avaient 4 postes d’appui pour aider les élèves en difficulté sur les différents cycles ont dû utiliser ces leçons du contingent pour créer des classes. Évidemment les parents d’élèves ne comprennent pas pourquoi leur enfant ne peut plus bénéficier de cette aide alors que le ministre raconte partout qu’il crée des postes spécialisés pour des élèves à besoins particuliers ou spécifiques. La triste réalité consiste dans le fait que les 150 postes qui seront créés à terme permettront tout juste à mettre à disposition d’une école de taille moyenne un enseignant spécialisé pour tous les cycles, donc bien moins de ce dont les écoles bénéficiaient avant l’introduction du contingent. Mais, nous dira-t-on, ce seront désormais des instituteurs spécialisés ! Nous verrons dans les années à venir, si cette spécialisation leur confère en effet la faculté de s’occuper d’un nombre d’enfants croissant avec une efficacité accrue, ou si elle consiste surtout à choisir les termes adéquats pour décrire les besoins et à prescrire des thérapies appropriées sans avoir le temps de les mettre en œuvre.

Nombreux sont ceux qui ne peuvent pas croire que cet acharnement sur l’école publique se fait de manière délibérée. Il est en effet légitime que les études PISA mettent le doigt sur l’inégalité des chances. Les enseignants engagés se sentent pris en défaut devant de telles constatations. Néanmoins les remèdes proposés comme l’évaluation par compétences, le non redoublement ou l’implication croissante des parents sont loin de les convaincre et face à la réduction constante des moyens pour venir en aide à ceux qui ont des difficultés, ils commencent à comprendre que ce n’est pas la réussite des enfants en difficulté qui est le but de l’opération, mais plutôt un nivellement vers le bas des objectifs de l’école publique.

Oui, le système scolaire luxembourgeois est exigeant ! Les élèves qui le fréquentent mettent une, voire deux années de plus pour obtenir leur diplôme de fin d’études secondaires. Pourtant, cela a permis à nos jeunes de poursuivre leurs études dans les universités les plus prestigieuses de tous nos pays voisins et de bien d’autres. Est-ce que cela restera possible dans le futur pour les élèves les plus méritants de l’école publique ? Rien n’est moins sûr !

Oui, tous ne se dirigent pas vers des études universitaires et les exigences trop fortes risquent de décourager certains jeunes dans la poursuite de leurs apprentissages ! Mais réussiront-ils mieux avec une étiquette « besoins particuliers ou spécifiques » ? Ne leur faudrait-il pas plutôt des enseignants plus disponibles pour leur accorder une aide supplémentaire dès que les premières difficultés apparaissent ? Même un redoublement peut être efficace quand il n’est pas vécu comme stigmatisant, mais comme une chance pour mieux maîtriser ses apprentissages.

La réponse face aux difficultés ne peut en aucun cas consister en un nivellement vers le bas, mais elle doit apporter une aide appropriée aux plus vulnérables. Cela a évidemment un coût et il me semble que c’est là où le bât blesse.

Même si les recommandations de l’OCDE soulignent la nécessité d’investir dans l’école publique, elles insistent également sur une comparaison entre le coût et l’efficacité du système éducatif des différents pays. Une efficacité mesurée à l’aune de ses propres critères évidemment !

Nous l’avons vu précédemment, ces critères ne tiennent pas compte du temps consacré aux apprentissages de langues étrangères. Par ailleurs, il y est fortement insisté sur l’implication des parents dans la réussite scolaire de leurs enfants. Cette recommandation largement diffusée et reconnue comme le facteur le plus important pour la réussite scolaire des enfants a engendré au Luxembourg les nouveaux bilans, remaniés à plusieurs reprises et les entretiens trimestriels avec les parents. Lors de ces entretiens les parents sont souvent invités à soutenir leurs enfants dans leurs apprentissages. À l’opposé de l’école primaire du passé où les parents n’étaient guère sollicités, sauf quand leur enfant rencontrait des difficultés majeures, mais où ils étaient souvent plus disponibles pour demander aux enfants ce qu’ils avaient appris dans la journée, révisant ainsi les cours sans s’en apercevoir, l’école fondamentale d’aujourd’hui exige de plus en plus la participation de parents de moins en moins disponibles. Cela est évidemment source de conflits et de mécontentement de part et d’autre. L’école publique doit ainsi faire face à des demandes très diverses de la part des parents, mais elle dispose de moins en moins de moyens pour y faire face. Dans cette situation les écarts entre les performances et les compétences des élèves se creusent encore un peu plus. Le maître mot pour y répondre est la différenciation. Ainsi donc chaque élève travaille à son rythme, sauf qu’à la fin du cycle 4, la sélection pour la poursuite des études dans l’enseignement secondaire se fait sur des critères qui sont les mêmes pour tous.

Les parents les plus avisés se renseignent donc assez tôt sur les chances de réussite scolaire de leurs enfants. Cela commence souvent dès le cycle 1. Si les réponses de l’école ne sont pas satisfaisantes, si l’école mentionne de surcroît des difficultés à répondre aux besoins particuliers des différents élèves, ces parents s’en trouvent vite alarmés et cherchent des solutions ailleurs. Surtout s’ils ont des moyens pour payer des cours complémentaires ou une école privée.

Avec un subventionnement généreux, complété par des droits d’inscription adaptés aux moyens du public visé par cette offre scolaire, ces écoles privées sont en mesure d’offrir un encadrement plus complet et un enseignement plus efficace s’adressant à un public plus homogène.

Au cours d’une quinzaine d’années, tous les instruments ont été mis en place pour offrir aux écoles privées un avantage dans la concurrence avec l’école publique qui avant les années 2000 était trop performante pour permettre le développement d’une offre privée. Dorénavant, il s’agit surtout de motiver les parents qui le peuvent à investir dans les études de leurs enfants !

Apprendre ensemble, dans des lieux fréquentés par toutes les classes sociales, rencontrer les mêmes enseignants, cela crée des liens et une histoire commune. Cela permet de se comprendre au delà des inégalités sociales qui nous font vivre souvent dans des univers différents. Tout porte à croire que cela n’est plus désiré.

Un certain mode de gouvernance qui regarde avec satisfaction ou impuissance les écarts se creuser, considère probablement le délabrement de l’école publique comme une nécessité. Le système scolaire dans son ensemble deviendra de cette façon probablement plus efficace selon les critères de l’OCDE, puisqu’il n’investit dans les enfants que ce qui est nécessaire pour ce qu’on attend d’eux en terme d’employabilité, faisant dès le fondamental le tri entre ceux qui auront à connaître toute la complexité du monde et ceux destinés aux tâches plus répétitives. Le tout permettant au passage d’ouvrir à la marchandisation l’éducation des enfants des classes les plus aisées.

Reste à savoir jusqu’à quand les classes moyennes continueront à soutenir cette politique, qui à moyen terme fera d’eux les grands perdants.